La relation au corps, à son propre corps est une chose très intime, très personnelle qui plonge ses racines dans l'enfance et l'adolescence; elle n'occupe pas vos pensées 24h sur 24 et c'est bien. Et brutalement, l'irruption du cancer et surtout des soins qui vont avec vous oblige, que vous le vouliez ou non à un dialogue pour ma part contraint, quotidien, permanent, avec son corps .
De l'esprit ou du corps, qui va maîtriser l'autre? C'est comme cela que je l'ai ressenti dès l'annonce de la maladie et la réponse n'avait alors rien d'évident.
Maladie sournoise et cruelle que vous découvrez au détour d'un banal examen radiologique alors que vous vous sentiez en bonne forme, qui, en quelques instants bouleverse tout. Précarité du fil de la vie qui prend toute son ampleur; alors, le corps dans tout cela?
S'est entamée une sorte de corps à corps avec mon propre corps d'autant plus que j'avais décidé de taire ma maladie et de continuer à exercer une fonction très exposée au regard des autres.
Cela suppose une forme d'abnégation et de renoncement.
D'abnégation pour ne pas trop s'appesantir sur la douleur psychologique que vous provoque la chute de vos cheveux et de découvrir votre crâne rasé, d'accepter de porter une perruque qui doit s'approcher le plus de votre coupe et de votre couleur naturelle, de ne pas la percevoir comme un objet étranger posé sur votre tête, de s'imposer de ne pas laisser apparaître sur votre visage les stigmates de la maladie : un teint un peu cireux, la disparition de vos cils et de vos sourcils: des signes qui témoignent que vous n'êtes plus tout à fait maître de votre corps et de son apparence extérieure.
De renoncement à se sentir tout simplement bien pour de nombreux mois avec l'incertitude permanente de la guérison.
Mais dans toute situation, se loge sa part de cocasse. En plein hémicycle de l'assemblée nationale, le jour d'après la pose de ma perruque, un collègue vient s'asseoir à mes côtés sur le banc des ministres et me fait remarquer qu'il trouve très bien ma "nouvelle coupe de cheveux"! Merci, merci, encore merci. Il n'a jamais su que ce fut le meilleur des "compliments" qu'il pouvait me faire, que cela me redonna l'envie de rire devant cette situation drolatique.
Oui, j'étais parvenue à ce que mon corps puisse donner le change; cela me réconforta et me renforça dans l'idée d'être une ministre malade et non l'inverse, une malade ministre. Et comme il ne fut pas le seul à me complimenter sur mon nouveau "look", que pouvais-je exiger de plus!
Ah les apparences et leur rôle dans notre société! Futilité, superficialité mais dans cette période complexe, je me satisfaisais pleinement de répondre aux exigences de "l'apparence".
Comme on dit n'est-ce pas, les apparences étaient sauves, c'était l'essentiel après tout, c'est ce que je voulais. La maladie n'allait pas polluer mon travail avec des conséquences en apparence futiles. Je pus continuer à faire des interventions dans les assemblées parlementaires, donner des interviews à la télévision. Mon corps ne m'a jamais trahi, je lui en suis reconnaissant, moi qui ne l'avais peut-être pas suffisamment protégé du rythme que je lui avais imposé au cours de ces dix dernières années de politique et lui qui éprouva la nécessité de se rappeler à moi.
Dire que ce fut facile, confortable serait indécent, il y eut des jours vraiment durs. Dire que l'on parvient à soigner sur l'instant, toute la violence interne que provoquent ces traitements agressifs qui se diffusent dans tout votre corps jusqu'au bout des doigts et des orteils, qui n'épargnent rien, à soigner cette violence physique et psychologique qui vient se loger au plus profond de vous-même, serait faux.
Ce n'était pas la priorité du moment, et puis ce n'était pas facile de trouver les bons interlocuteurs pour parler de cela, question de pudeur, je crois.
Alors j'ai de l'admiration pour les femmes qui s'affichent avec leur mutilation comme certaines l'ont fait dans un numéro du Magazine "Rose" sans provocation, mais avec réalisme, pour celles qui parlent sans tabou de tous les impacts que la chimio peut avoir sur les fonctionnalités du corps; elles aident toutes les femmes.
Oui, il y a une vie pendant et après le cancer, une vie sociale, une vie professionnelle, une vie personnelle; c'est moins évident qu'avant, la reconstruction physique, morale demande parfois plus de temps qu'on ne le souhaiterait.
Mais témoigner, s'exprimer publiquement, c'est contribuer à faire changer le regard de la société sur cette maladie, c'est convaincre que les médicaments et accessoires dits de "confort" soient accessibles à toutes, c'est contribuer à affirmer la place du patient dans les protocoles de soins, c'est rappeler que l'on doit soigner non seulement la maladie mais aussi tous les effets parasites pour aider chacun ou chacune à rester maître de son destin, à être prise dans sa dimension humaine globale.
Au médecin qui me disait qu'il était tout à fait possible de supprimer le petit point que l'on vous trace à l'encre indélébile au milieu de la poitrine pour des raisons de précision technique de la radiothérapie, j'ai décliné cette possibilité, ma façon à moi de ne pas oublier pour mieux construire l'avenir.
Dominique Bertinotti est l'auteure de Le Jour où la gauche s'est perdue, Broché, 2016.
Ce billet fait partie d'une série de textes publiés à l'occasion d'Octobre rose intitulée "Mon corps, mon cancer". Voir les autres billets.
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